La petite monnaie

 


Si l’intelligence humaine est faite d’oublis, je dois sûrement faire partie des imbéciles, raisonnait Émilie. Elle réfléchissait à sa psychè sur le chemin escarpé qui surplombait Arolla, lorsqu’elle aperçut le Patou lui barrer la route. Elle s’arrêta net. Son rythme cardiaque accéléra. Le chien, robe blanche et yeux en amandes, était seul. Il lui faisait face à une dizaine de mètres. Sa gueule était fermée, mais elle remarqua le gros collier de fer qui entourait son cou. Un collier anti-loup. Émilie attendit quelques instants pour voir si un promeneur venait sur le chemin, mais personne ne se présenta. Le chien n’aboyait pas ce qui paradoxalement augmentait son anxiété mais il la fixait du regard. Elle était comme médusée. Les bruits du village n’arrivaient plus à ses oreilles. Toute son attention se focalisait sur l’énorme bête. Elle savait que la meilleure attitude à adopter face à ces gardiens de troupeaux était de garder son calme puis contourner les bêtes que le chien protégeait. Surtout éviter les caresses et les jeux. Le Patou était censé aboyer à quelques mètres de l’intrus pour le faire reculer, l’invitant, comme un videur de boîte de nuit, à dégager. C’était là son travail. Tout ce savoir théorique montrait ses limites et Émilie commençait à tergiverser :  que fait ce chien de troupeau sur ce sentier pédestre ? Il doit venir de l’alpage qui surplombe cette forêt… Non, sur ce chemin fréquenté par les promeneurs, il doit s’agir d’un animal de compagnie…mais ce collier ?  Que faire ? Je ne vais tout de même pas contourner ce chien puisqu’il n’y a pas de troupeau ! J’aurais l’air ridicule… Elle n’osait ni avancer ni reculer.

 

Quelques heures plus tôt, sur un sentier d’arolles qu’un Cassenoix avait autrefois semé, Émilie sautillait d’une racine de conifères à l’autre. Des papillons noirs ou bleus virevoltaient à ses côtés et des sauterelles chantaient dans les prés fleuris gorgés de soleil. Plus bas dans la vallée, le « pin-pon » d’un car postal se fit entendre. Quelques cloches de vaches sonnaient sans qu’elle puisse localiser les bêtes. Dans son dos, impassible, trônait le mont Collon. L’effort physique au grand air et le grondement des torrents étaient ses antidépresseurs. Quelle joie de traverser à pied ces petits ruisseaux et d’enjamber les plus gros sur des ponts de bois ! Elle éprouvait le plaisir simple et immémorial du franchissement, celui d’aller voir ce qui se trouvait de l’autre côté d’une montagne ou d’une mer. Au-dessus du Lac bleu, vers 2000 mètres d’altitude, les arbres laissaient la place à un univers minéral plus inquiétant. Une brise se leva et quelques nuages vinrent masquer le soleil. En quelques instants, la montagne s’était transformée. Elle rappelait aux promeneurs qui ici faisait ou défaisait la loi. Arrivée non sans peine à la cabane des Aiguilles rouges après plus de 2 heures d’efforts 700 mètres de dénivelé depuis le Lac bleu elle eut un bref dialogue avec le gardien de la cabane. C’était un homme d’une soixantaine d’années, aux cheveux ébouriffés et à la gueule ridée et bronzée, mais un peu tordue, qui ressemblait au grand écrivain du Michigan, Jim Harrison. Elle commanda une soupe aux légumes et un morceau de caaaaake au citron, comme prononçait le gardien. Lorsqu’elle paya avec toute sa petite monnaie, celui-ci lui lança dans un sourire :  c’est merveilleux, vous serez plus légère à la descente ! 

 

Le Montagne des Pyrénées était campé au milieu du chemin. Il ne bougeait toujours pas. N’était pas agressif. Il s’en dégageait une majesté et une puissance physique impressionnante censée tenir en respect les loups, voire les ours. Le chien devait faire dans les 80 cm au garrot et peser pas loin du double du poids d’Émilie. Une minute avait passé, mais elle semblait s’être déroulée au ralenti. Elle essayait maintenant de cacher sa peur, de l’ignorer en quelque sorte, mais plus elle s’y attelait puis elle se disait que le chien pouvait deviner ses efforts. Émilie savait que la peur a une odeur et que les animaux savent la sentir. Deux bêtes se font face dans la forêt, pensa-t-elle. Le fossé entre le monde des humains et celui de la nature, que les Occidentaux s’étaient efforcés depuis si longtemps de creuser, n’existait plus. La sensation d’être « dans la nature » était totale. N’était-ce pas là d’ailleurs ce qu’elle était venue chercher en venant travailler dans ce coin perdu des Alpes ? Elle repensa alors à sa mère et au ton caustique qu’elle avait utilisé pour commenter son choix d’ouvrir un magasin bio dans un village de montagne. Émilie se trouvait désormais honteuse d’être figée devant le Patou. Son cerveau cherchait à justifier son absence de réaction. Elle était du genre à analyser ses décisions, cherchant à en expliquer les causes proches ou lointaines pour en tirer des conclusions générales sur son caractère. Formée à la pensée critique des sciences sociales, elle prenait plaisir à réfléchir sur le monde et ses réalités, même les plus anecdotiques. Dans sa tête, tout alla alors très vite : les petites phrases, alimentées par des émotions négatives, s’enchaînèrent les unes derrière les autres.  Le mouvement automatique était vertigineux : que représente ce chien ? Il ne peut être là par hasard.  Je n’y crois pas de toute façon au hasard…il m’envoie un message sur ma façon d’être. Peut-être sur ma vie entière ? Depuis ses séances de psychothérapie, elle arrivait à contrôler quelque peu cette déferlante, à se rendre compte au moment où elles arrivaient que ces pensées l’entraînaient trop vite et trop loin. Elle n’arrivait cependant pas encore à les supprimer. En respirant profondément, elle se concentra sur ses mains, les fermant puis les ouvrant plusieurs fois d’affilée. Ce petit stratagème physique fonctionna : la tempête cérébrale finit par se calmer. Sans fixer l’animal dans les yeux, elle recula d’un pas pour voir sa réaction. Celui-ci ne bougea pas. Elle se retourna alors lentement pour rebrousser chemin en priant pour que le Patou ne la suive pas.

 

De retour au village, elle s’engouffra avec anxiété dans son restaurant qui n’ouvrait qu’en fin d’après-midi. Comme à son habitude, elle observa aux murs les portraits d’enfants népalais aux yeux rieurs qui lui avaient enseigné toutes ces choses que l’école ne vous apprenait pas. Elle apprêta les quelques tables qui accueillaient les clients et rangea la boîte à livres, avant de filer en cuisine préparer les ingrédients. Elle repensa au Patou et se disait qu’elle avait paniqué, qu’elle n’avait pas osé continuer son chemin. Émilie se sentait de plus en plus mal à l’aise.

Ding-Ding ! Elle sursauta. Une cliente était entrée dans le restaurant. Elle avait de longs cheveux d’un roux pâle et des yeux tristes qu’on pouvait admirer au-dessus de son masque. Les deux jeunes femmes se dévisageaient. Émilie ne disait rien. Elle oublia même de lui demander son certificat Covid.

 

       Est-ce qu’il est déjà possible de souper ?

       Oui. Nous nous n’avons que quelques plats bios, un dal indien – des lentilles – servi avec du riz ou alors un pesto maison qui accompagne des spaghettis à la semoule de blé dur…

       Les lentilles me vont très bien…avec un verre de vin blanc svp. Mais d’abord, un café.

       Parfait ! répondit Émilie.

 

Elle fila en cuisine, préparer à toute vitesse la commande. Heureusement qu’il n’y avait pas d’autres clients ! Elle fit cuire deux grosses casseroles d’eau, jeta le riz dans l’une et les lentilles dans l’autre avec du curcuma. Elle hacha les oignons, tomates et carottes, puis alla préparer le café qu’elle apporta à son unique cliente. Celle-ci s’était assise à côté de la boîte à livres en jetant un œil aux ouvrages. Juste au moment où elle allait déposer la tasse sur la table, la cliente se retourna brusquement et le café se renversa.

 

       Je suis vraiment désolée !

       Ce n’est rien, mon pull était déjà sale…

 

Anaïs souriait. Elle demanda à Émilie si elle était de la région. Celle-ci avait grandi à Genève, mais choisit de reprendre La corde raide il y a quelques années.

 

       Trop tôt pour dire si c’est une bonne ou une mauvaise décision !

       Les deux à la fois, peut-être, répliqua Anaïs.

       Mon amie comptable a une opinion très claire sur le sujet…

       Au fait, je m’appelle Anaïs.

       Émilie.

 

La conversation, plaisante, se poursuivit. Anaïs, elle, était née dans le Val d’Hérens, y avait vécu toute son enfance, avant de faire des études commerciales à Lausanne puis de trouver un emploi d’analyste dans la finance durable à Genève. Elle adorait ce travail qui lui permettait de concilier son double intérêt pour la finance et le développement international. Elle était persuadée que la vie n’était pas un jeu à somme nulle et qu’il était possible de faire le bien et des profits dans le même temps. Quant à Émilie, elle voyait plutôt les choses sous l’angle des gagnants et des perdants. Elles soupèrent ainsi, philosophant devant une bouteille de Heida. Anaïs avait le magnétisme des gens qui ont un vécu, mais qui n’ont pas été anéantis par ce passé. Des êtres rares à qui on ne la fait plus, mais qui ne sont pas pour autant blasés par la vie et ses déceptions. Elle croyait encore par instants, et faisait espérer celles et ceux qu’elle rencontrait, que la vie valait la peine d’être vécue. Elles parlèrent encore des parents divorcés d’Émilie, de ceux d’Anaïs qui ne s’aimaient plus depuis longtemps, mais qui restaient ensemble, parce qu’un divorce était « inimaginable ». Toutes deux voyaient dans la relation sentimentale de leurs parents, un modèle à ne pas suivre. Quand Émilie affirma qu’elle se sentait fatiguée, Anaïs fit naturellement celle qui n’avait pas entendu. Elles rangèrent ensemble le petit restaurant en musique, fredonnant Girl on Fire d’Alicia Keys.

 

Elles marchaient désormais dans les ruelles qui s’élevaient vers les hauts du village. L’air frais leur faisait du bien à toutes les deux.

 

       Je me promène avec la plus belle fille du village ! lança Anaïs.

       Oui, mais Arolla, c’est tout petit !

 

Elles s’arrêtèrent devant la porte du chalet où logeait Émilie. Anaïs s’approcha d’elle, lui prit les deux mains et l’embrassa. Lorsque leurs bouches se rencontrèrent, un long frisson parcourut leurs corps. Émilie recula d’un pas. Elle était attirée par la tranquille assurance d’Anaïs, mais ce genre de soirées improvisées étaient une nouveauté pour elle. Son intellect ne s’arrêtait jamais : quel sera le prix à payer ? Elle hésitait, comme un funambule devant l’oscillation du fil.

 

C’est à ce moment-là qu’Émilie se réveilla. Cette rencontre, elle en rêvait depuis si longtemps…Somebody to love. Il lui arrivait souvent de passer des journées entières sans parler à un autre être humain. Sa solitude lui pesait. Les masques faciaux qu’il fallait porter dans les lieux publics aggravaient sa timidité et les possibilités d’échapper aux contacts sociaux s’étaient multipliées avec la pandémie. Si les rencontres étaient le sel de la vie, la sienne n’avait plus aucun goût. Elle resta très tard dans son lit ce dimanche, enveloppée dans les brumes de son rêve érotique. La peur de la déprime et de l’ennui la gagnèrent. Comment passer cette journée ? Elle croyait s’être débarrassée de la mélancolie des dimanches avec l’école, mais quand venait l’heure – et le plus souvent il était 17h – elle était immanquablement gagnée par une tristesse un peu floue. Elle fixa pour un temps la fenêtre de son appartement, se moquant bien du temps qu’il faisait. Elle savait qu’elle devrait se battre pour chacune de ses actions : se lever, s’habiller, sortir. Elle se redressa enfin. Mal de tête. Il était midi passé ; elle avait décidément trop dormi. Et si je prenais un train pour Genève? Surtout ne pas rester enfermée ici. L’agitation de la ville peut, parfois, calmer l’agitation d’un cerveau humain. Elle avait toujours trouvé le va-et-vient des voyageurs à la gare Cornavin fascinant. Des gens qui passent ou qui attendent. Des pressés ou des plus distraits. Du désespoir et des envies. De l’habitude. Sous l’horloge. Elle sortit, retrouvant les ruelles glissantes d’Arolla. Rien n’avait changé : le soleil brûlant de la montagne brillait de mille feux. Les gens attendaient le bus qui les emmènerait en plaine ou plus bas dans la vallée. Le marchand de souvenirs, de mauvaise humeur la plupart du temps, vendait ses babioles. Elle entra dans son magasin. L’homme fronça les sourcils, essayant tant bien que mal de la dévisager. Il y avait quand même quelques avantages à porter un masque. Sans savoir pourquoi, Émilie décida de lui acheter une grande carte postale d’Arolla sur laquelle on voyait l’Aiguille de la Tsa. Derrière sa vitre en plexiglas, le vendeur lui indiqua le prix. Elle sortit toute sa petite monnaie.

       Vous n’avez pas plus petit encore ?, lui demanda ironiquement le vendeur

       Non, désolée.

       Eh bien moi aussi j’suis désolé! répondit-il, agacé.

       J’peux peut-être payer par carte ? relança Émilie.

       J’ai pas la machine.

       TWINT ?

       Quoi ?

 

Le vendeur se montrait désormais agressif. Il cherchait visiblement la confrontation et finit par lâcher :

       Allez la gouine, prends-là ta carte postale, j’te la fais gratos !

 

Tutoiement. Insulte. Violence verbale. Pourquoi a-t-il voulu me blesser ? Me faire du mal gratuitement ? Je ne voulais qu’acheter une carte postale… Émilie réussit à sortir du magasin ; elle était sonnée. À l’extérieur, un marcheur se reposait sur un banc, les genoux repliés, la tête entre ses mains. Un chat blanc et gris l’observait depuis un muret. Deux vieilles dames, parlaient du nouveau variant du Corona virus. Nous étions bien sur la planète Terre en 2022. Elle marcha vers le félin, moins consciente du monde extérieur que d’elle-même, en retirant son masque sanitaire avec précaution. Elle huma l’air ambiant : il était lourd. Les oreilles du chat se dressèrent soudainement, anticipant le roulement sourd du tonnerre qui suivit. Elle griffonna quelques lignes puis glissa la carte postale dans la poche arrière de son jeans. Peu de temps après, le car postal jaune arriva et Émilie monta à l’avant. Un siège sur deux était volontairement laissé libre par les passagers. Les innombrables lacets de la route ne tardèrent pas à lui donner la nausée. Son téléphone sonna. Sa mère. Elle ne répondit pas. Pas assez forte aujourd’hui pour l’affronter. Comme personne ne se parlait, Émilie pouvait clairement entendre les chansons que la radio diffusait. Sur un rythme entrainant, une voix féminine imaginait « un monde plus doux que celui-là ». À l’arrivée du car, elle prit les escaliers roulants de la gare pour rejoindre la voie no 3. Le vent soufflait fort et les premières gouttes de pluie tombaient. Elle passa devant la salle d’attente vitrée, puis se dirigea vers l’extrémité du quai. Émilie en profita pour se nettoyer les mains à l’aide de son gel désinfectant. Le train pour Genève était déjà en vue et ralentissait. Émilie se rapprocha des voies, leva la tête et aperçut un couple de corbeaux voler devant la grande église blanche de Salins. Juste avant le passage du train, elle se propulsa sur les rails. Le choc fut terrible : la locomotive la frappa de plein fouet et son corps démembré fut projeté sur le quai. Les passagers entendirent un bruit sourd puis le grincement des freins d’urgence. Quelques minutes plus tard, le conducteur annonça aux passagers qu’un « accident de personne » était survenu. Dans la Rue des entrepôts, derrière la gare, une carte postale prenait l’eau. L’encre qui coulait ne permettait déjà plus de comprendre son message. Le trafic ferroviaire reprit avec deux heures de retard au grand soulagement des passagers.